Le Monde, 25 janvier 2004



C’est dans une indifférence croissante que nos élus poursuivent, par intermittence, l’élaboration du projet de loi sur la bioéthique. Il faut dire que, depuis 1994, les mêmes questions sont discutées, à l’Assemblée nationale et au Sénat, et reçoivent des réponses provisoires ici ou là, lesquelles ne semblent pas toujours justifiées ni cohérentes avec les arguments développés précédemment par chacun des courants politiques.

Pour la recherche sur les embryons humains, nul ne semble prendre en compte que cette possibilité, ouverte depuis 1990 en Grande-Bretagne (l’un des pays les mieux préparés pour de telles recherches), n’a conduit à aucun résultat d’intérêt. Il est alors bien dérisoire de décider, « afin que les interdits n’empêchent pas les progrès de la science » (Claudie Haigneré, ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies), si la recherche sur l’embryon humain doit être autorisée, ou interdite sauf dérogation... c’est-à-dire autorisée.

Le cas du diagnostic génétique préimplantatoire (DPI) est significatif des errements discursifs de l’éthique, laquelle finit toujours par se prendre les pieds dans les nécessités du « progrès médical ». Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui souhaitait limiter strictement l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples stériles en 1986, a confirmé son opposition au DPI en 1990.

Les lois de bioéthique de 1994 ont cependant autorisé le DPI, mais en l’encadrant fortement, en particulier en le réservant à des couples ayant « une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d’une maladie génétique d’une particulière gravité... » Avec le feu vert donné récemment au « bébé-médicament », au nom de « la solidarité intrafamiliale », ce n’est pas seulement la finalité des actes biomédicaux (l’enfant comme but ou comme moyen ?) qui est en cause. On passe insensiblement à une nouvelle définition de l’AMP puisqu’elle n’avait jusqu’ici pour objet que « de remédier à l’infertilité... » ou « d’éviter la transmission à l’enfant d’une maladie... ».

Le CCNE s’est inquiété du sort des embryons « non compatibles » avec le malade car, sans être en surnombre, ils deviennent indésirables quoique exempts de pathologie, une situation nouvelle en AMP. Le bébé-médicament est aussi comparable, quoique encore plus hasardeux au regard de l’éthique, à une pratique proposée il y a vingt-cinq ans par Robert Edwards, inventeur de la fécondation in vitro humaine. Cette proposition, qui fut alors unanimement condamnée, consiste à provoquer, dès la conception, des vrais jumeaux afin de conserver un des hémi-embryons comme réservoir de pièces de rechange parfaitement compatibles avec son frère, devenu patient potentiel. L’idée de telles auto-banques tissulaires par fraternité, qui évoquent aussi la conservation systématique des cellules souches du cordon ombilical, ne vaut bien sûr que pour les enfants issus de la fivete (fécondation in vitro et transfert d’embryon). Mais pourquoi tant d’indignation à l’idée de faire deux embryons d’un seul, lequel déjà existe, alors qu’on s’apprête à créer délibérément un enfant salvateur ?

Comment ne pas douter de la sagesse des députés quand ils n’autorisent le « bébé-médicament » qu’ »à titre expérimental » ? Le lobby médical, à l’origine de cette évolution de la loi, pourra bien arguer que le bébé-médicament concerne encore des couples susceptibles de transmettre une grave pathologie (maladie de Fanconi), pourquoi s’arrêterait-on désormais à cette situation si d’autres exigences de greffe apparaissent tout aussi justifiées ? Surtout, pourquoi le DPI demeurerait-il longtemps une pratique artisanale et réservée si on parvient à éviter les servitudes de la fivete et à produire des embryons en abondance permettant alors à tous les couples de contrôler en amont la qualité génétique de leur progéniture ?

En fait, aucune résolution éthique ne résiste à l’argumentation médicale. C’est que l’éthique est soluble dans le temps (voir l’intérêt décroissant pour les débats parlementaires), dans l’espace (les autres le font, pourquoi pas nous ?) et dans la casuistique (de l’acquiescement « exceptionnel » pour un cas dramatique à son élargissement).

Il pourrait aussi paraître dérisoire de poursuivre l’élaboration d’une loi française de bioéthique alors que toutes nos activités relèvent progressivement de décisions européennes et que le « tourisme médical » va bon train. Sans aucune dérision, je prétends que de tels défoulements, restreints à l’Hexagone et condamnés au néant, sont malgré tout nécessaires à l’exercice permanent de la responsabilité et à l’apprentissage de l’inexorable. « A quoi l’homme doit-il s’habituer, à quoi a-t-on le droit de le forcer ou de l’autoriser à s’habituer ? », demandait le philosophe Hans Jonas. Robert Edwards répond : « Bientôt ce sera un péché des parents d’avoir un enfant qui porterait le lourd fardeau d’un désordre génétique. »Les glissements très progressifs de l’éthique vont nous permettre d’accéder à ce monde meilleur, mais sans souffrance démesurée, et même comme si on l’avait désiré.