La Décroissance, n° 195 – décembre 2022-janvier 2023

Est-il certain que la décroissance diminuerait l'espérance de vie à la naissance? Bien sûr celle-ci augmente avec l'industrialisation des sociétés, le Japon étant actuellement en tête avec 84 ans et 25 pays d'Afrique en queue avec moins de 60 ans. Comme il était arrivé en Europe avant le 20° siècle, les maladies infectieuses et la mortalité infantile expliquent largement la faible espérance de vie dans certains pays. Pourquoi imaginer que la décroissance, laquelle concernerait surtout les pays riches, ne serait pas compatible avec l'augmentation de l'espérance de vie dans les pays pauvres ? Des mesures élémentaires comme la prévention et le traitement des maladies contagieuses, l'hygiène des maternités ou la suffisance alimentaire, aujourd'hui de règle dans les pays du Nord, amélioreraient fortement la situation sanitaire des pays du Sud sans que la croissance économique soit requise. Par ailleurs, la cessation de l'exploitation minière et forestière, de l'imposition d' aliments importés remplaçant les cultures vivrières mieux adaptées ou la généralisation de la paix entre les populations sont des mesures que favoriserait la décroissance. Ces mesures vont dans le sens d'une vie meilleure et moins brève pour ces populations.

Contrairement aux élucubrations des transhumanistes, la durée de vie n'est que peu dépendante de la génétique. En revanche les conditions sociales, comportementales et environnementales sont déterminantes. Plus on est aisé, plus l'espérance de vie augmente et l'écart atteint aujourd'hui 13 années entre les plus riches et les plus pauvres des Français. La surévaluation du progrès médical a permis de masquer les bénéfices de l'émancipation sociale. Une recherche modeste m'a permis d'évaluer la longévité moyenne des personnages présents dans un dictionnaire (le Robert des noms propres), la plupart étant, par hypothèse, mieux pourvus que le commun des citoyens. Ces personnes célèbres montrent une longévité moyenne de 64,5 à 70,8 ans depuis le XV° siècle jusqu'à la fin du XIX°, soit avant l'apparition d'une médecine compétente. Cette longévité est peu évolutive et très supérieure aux moyennes historiques pour la population entière à chaque époque. Peut-être sous-estime t-on la satisfaction des besoins élémentaires et le rôle du progrès social dans l'accroissement récent de la longévité ?

Les démographes produisent des quantités de tableaux et graphiques qui montrent scientifiquement l'évolution dans le temps de l'espérance de vie selon les pays, les régions, les métiers, le sexe...Mais on peut aussi considérer que la durée de vie, que presque tout le monde souhaite la plus longue possible au moins pour la « vie en bonne santé », est une évaluation en partie subjective. Le regretté Albert Jacquard me disait en plaisantant que son espérance de vie progressait à mesure qu'il vieillissait ! Ainsi, l'espérance de vie de ce généticien démographe né en 1921était de 87 ans quand il en avait 60 et avait augmenté à 90 ans quand il eut 77 ans... l'année de sa mort. L'augmentation n'est pas seulement dans les progrès médico-sociaux survenus entre temps mais reflète aussi l'échec de la mort jusqu'à l'âge qu'on a pu atteindre en état de vie.

Décroître ne signifie pas faire table rase des acquis de l'humanité quand ils se sont démontrés favorables aux humains et à leur environnement. Avant que la médecine se veuille « de pointe » dans tous les domaines elle a permis de comprendre beaucoup d'anomalies de fonctionnement des organismes vivants et parfois de proposer des solutions. Les progrès récents dans la compréhension de la santé environnementale, qui ont accompagné les dégâts dramatiques de l'agriculture productiviste et de la chimie alimentaire, démontrent l'intérêt de modes de vie plus sobres et libérés de l'industrie. La durée de vie en bonne santé a tendance à stagner désormais, voire à régresser (aux Etats-Unis) ce qui révèle la dégradation des conditions de vie (et pas seulement le tabagisme comme il est proclamé). Les pollutions de l'environnement, la dissémination dans l'air, l'eau, la nourriture de substances de toxicité inédite et dont les effets se cumulent montre que la médecine court après la santé, jusqu'à des thérapies géniques à plus de 1 million d'euros, une « solution » intenable à court terme...Si des artifices médicaux-techniques sont potentiellement capables d'augmenter la durée de vie, cette augmentation restera vraisemblablement très limitée (vers 120 ans ?) et ne peut en aucun cas permettre l'immortalité. De plus, il importe de parler de « vie en bonne santé » car la prolongation acharnée des grabataires ou des zombies ne saurait être une victoire humaniste.